Par Marion Forgeon
Connaissez-vous Annie Ernaux ? Peut-être avez-vous déjà entendu ce nom ? Annie Ernaux, lauréate du prix nobel 2022, autrice de L’événement et de Mémoire de fille. Retrouvez la chronique qui à été diffusée à son sujet le 08/03/2024 durant l’émission littéraire qui à été produite durant la semaine des droits des femmes et des minorités de genre, Aphrodite.s.
Une chronique à écouter dans l’émission :
Transcription de la chronique:
Annie Ernaux, un nom qui apparaît beaucoup depuis peu dans le monde des lettres car elle est Lauréate du prix Nobel 2022. Annie Ernaux est une grande autrice et référence féministe, notamment grâce à son parcours et à ses oeuvres telles que L’événement et Mémoire de fille. L’événement est un roman autobiographique fort en émotion et abordant un sujet délicat. Nous avons un retour au passé, en 1964, la narratrice se remémore son avortement clandestin. Egarée et démunie, la jeune femme a voulu caché sa grossesse pendant deux mois. Scène de choc quand la narratrice se retrouve avec un foetus mort sur son lit d’étudiant après une tentative d’avortement raté. Un sujet sensible, d’actualité compte tenu du texte de la “liberté garantie” d’accès à l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution qui a été adopté par les députés français le 24 janvier 2024. Par ce roman, Annie Ernaux expose son passé aux yeux des lecteurs afin d’alerter sur ce que veut dire absence de loi et ce que signifie être totalement dans l’illégalité.
Annie Ernaux reparaît en 2016 avec une seconde oeuvre féministe: Mémoire de fille. L’œuvre Mémoire de fille d’Annie Ernaux nous replonge en été 1958, celui où l’autrice a vécu sa toute première nuit en compagnie d’un homme. Nuit dont l’onde de choc s’est propagée violemment dans son corps et sur son existence pendant 2 ans. S’appuyant sur des images indélébiles de sa mémoire, des photos et des lettres écrites à ses amies, elle interroge cette fille qu’elle a été dans un va-et-vient implacable entre hier et aujourd’hui. On retrouve un récit d’une grande profondeur marqué par la honte féminine, la honte de son corps.
Ces 2 œuvres autobiographiques montrent l’engagement d’Annie Ernaux dans la cause des femmes. L’autrice est souvent comparée à Simone de Beauvoir qui l’influence également pour son rapport aux femmes. Cependant, Annie Ernaux veut se détacher de l’image de sa prédécesseure surtout à cause des polémiques autour de celle-ci. Si l’identité d’Annie Ernaux, en tant que femme qui écrit et qui pense l’action de son écriture sur le monde, s’est profondément enracinée dans la référence à Simone de Beauvoir, c’est assurément pour la dépasser et transformer cet héritage. Influencée également par un autre rapport aux sciences humaines et par la transformation des revendications féministes au long des dernières décennies, Annie Ernaux a produit une écriture littéraire de la condition féminine qui se démarque de celle de Simone de Beauvoir.
Annie Ernaux découvre Simone de Beauvoir à l’âge de 18 ans avec la lecture du Deuxième sexe, qui est un roman évoquant le statut social de la femme et son enfermement dans la société. Malgré l’admiration de la jeune Annie Ernaux, tout un pan de la vision du monde de celle-ci manque chez Beauvoir: l’intime conviction que, même liées par une condition semblable, toutes les femmes ne sont pas à égalité dans le système socio-politique qui les définit. Annie Ernaux va représenter le portrait de sa mère en femme libre, par opposition à la profonde soumission des femmes bourgeoises au modèle féminin imposé par le système social qui apparaissent dans ses oeuvres.
Sans nier les réels progrès de la condition féminine dans les dernières décennies, Annie Ernaux ne manque jamais de souligner à quel point ces avancées peuvent aussi se retourner contre les femmes, notamment par la perversion d’un discours marchand de plus en plus prégnant, qui annihile la valeur subversive des idées nouvelles en se les appropriant. Annie Ernaux est donc une autrice féministe qui s’affirme dans son écriture, la vision de la femme forte est constante dans ses oeuvres. Voyagez maintenant dans l’été 1958, en découvrant les premières pages de Mémoire de filles d’Annie Ernaux.
“Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les jambes, d’allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres. Un jour, plutôt une nuit, ils sont emportés dans le désir et la volonté d’un seul Autre. Ce qu’ils pensaient être s’évanouit. Ils se dissolvent et regardent leur reflet agir, obéir, emporté dans le cours inconnu des choses. Ils sont toujours en retard sur la volonté de l’Autre. Elle a toujours un temps d’avance. Ils ne la rattrapent jamais. Ni soumission ni consentement, seulement l’effarement du réel qui fait tout juste se dire «qu’est-ce qui m’arrive » ou « c’est à moi que ça arrive » sauf qu’il n’y a plus de moi en cette circonstance, ou ce n’est plus le même déjà. Il n’y a plus que l’Autre, maître de la situation, des gestes, du moment qui suit, qu’il est seul à connaître. Puis l’Autre s’en va, vous avez cessé de lui plaire, il ne vous trouve plus d’intérêt. Il vous abandonne avec le réel, par exemple une culotte souillée. Il ne s’occupe plus que de son temps à lui. Vous êtes seul avec votre habitude, déjà, d’obéir. Seul dans un temps sans maître. D’autres ont beau jeu alors de vous circonvenir, de se précipiter dans votre vide, vous ne leur refusez rien, vous les sentez à peine. Vous attendez le Maître, qu’il vous fasse la grâce de vous toucher au moins une fois. Il le fait, une nuit, avec les pleins pouvoirs sur vous que tout votre être a suppliés. Le lendemain il n’est plus là. Peu importe, l’espérance de le retrouver est devenue votre raison de vivre, de vous habiller, de vous cultiver, de réussir vos examens. Il reviendra et vous serez digne de lui, plus même, vous l’éblouirez de votre différence en beauté, savoir, assurance, avec l’être indistinct que vous étiez auparavant. Tout ce que vous faites est pour le Maître que vous vous êtes donné en secret. Mais, sans vous en rendre compte, en travaillant à votre propre valeur vous vous éloignez inexorablement de lui. Vous mesurez votre folie, vous ne voulez plus le revoir jamais. Vous vous jurez d’oublier tout et de ne jamais en parler à personne.”
Vous venez d’écouter les premières pages de Mémoire de fille, si cet extrait vous a transporté, je vous invite à entrer dans le monde d’Annie Ernaux à travers l’un de ses nombreux romans.
Partager :